M, le film de Yolande Zauberman, est un peu plus qu’un documentaire, plutôt un document donnant à voir (et à entendre) les effets d’un tournage qui prend très vite des allures d’Odyssée. La caméra de Yolande Zauberman accompagne le retour de Menahem Lang à Bnei Brak, le pays qu’il dut quitter dix années plus tôt.
« M » est Menahem appelé à rencontrer sur son chemin le plus grand des périls, plus redoutable que Circé (qui vous changerait tout le monde en truie) et Polyphème (l’anthropophage) réunis, c’est le galgal, en hébreu la roue, terme traduit dans les sous-titres par « cercle vicieux ». Dans le livre qu’il a consacré à L’histoire de M Sélim Nassib précise : il s’agit ici du « cercle vicieux par lequel l’agresseur inocule sa perversion à l’agressé », en l’occurrence, ce qui amène un homme qui jadis fut un enfant violé à devenir violeur à son tour. Une image que dessine cette fois la voix de Yolande Zauberman au milieu du film : « Les enfants blessés sont comme dans un conte de vampires : une fois mordus, ils ont peur de mordre ». Ce qu’en psychanalyse on qualifie du terme de répétition, à la signification sans doute imprécise et qui recouvre une assez large diversité de situations, telle celle-ci, parmi d’autres : une femme accepte la domination d’un homme qu’elle entretient, de crainte d’encourir le reproche d’être responsable de sa déchéance : ainsi s’achète-t-elle la bonne conscience de n’être pas celle par qui le grand homme aura chuté – ce qu’elle reprochait justement à sa mère relativement à son père. Ce faisant, elle reproduit l’aliénation qu’elle dénonçait chez sa mère. On y perçoit cette dimension du ratage qui fait le trait commun à toutes entreprises soumises au joug de la répétition.
Je suis psychanalyste, pratiquant un art au sujet duquel on s’interroge souvent : reproduction ou transmission ? Et l’autre soir je me suis surpris à jouer de l’idée d’une possible transposition du galgal au monde de mes semblables, eux qui, analysés, s’empressent de se déclarer psychanalystes pour psychanalyser à leur tour des patients lesquels, plus tard, etc.
Est-ce à l’entraînement d’une roue que je dois d’être là ? Ma curiosité piquée, je me prends au jeu : ce film, me semble-t-il, m’encourage à soutenir le petit défi qu’il me lance. Il s’agira, considérant le galgal, à l’égal de toute répétition, comme une recherche inaboutie, de réfléchir aux voies pouvant l’amener à son dénouement.
Atteint par quelque chose qui l’affecte et le retranche de son monde un sujet, galgal en tête, décide de se déplacer à la consultation d’un psychanalyste. Là, il s’entend interprété dans sa démarche : « Je sais, lui dit en substance le psychanalyste, qu’en venant me trouver vous voudriez liquider une affaire dont vous ne savez pas comment vous sortir. Et si nous savons vous et moi qu’il y faudra une bonne dose de répétition, vous imaginez bien que celle-ci ne saurait avoir lieu pour de vrai, ni de moi sur vous ni de vous sur moi. Mais commencez tout de même par me montrer de quoi il retourne en vous livrant à quelques remémorations. Sans doute ne tarderons-nous pas à voir s’ébaucher la reconstitution des scènes où l’affaire s’est nouée ». Et voilà le consultant devenu patient.
Vient un matin où le patient se réveille et remarque qu’il est en voie de dédoublement : il commence à se parler comme il imagine en son for intérieur que son analyste lui parle dans le sien. Une chose en entraînant une autre, il se met à parler pendant les séances comme si son analyste et lui avaient tous les deux le même patient (lui-même). C’est une sorte de conversation où notre sujet prend tour à tour le rôle du psychanalyste invité et du patient qui se sachant l’occasion du questionnement le relance. Il est devenu analysant.
De son côté l’analyste ne chôme pas. Il sait que ce n’est pas tout à fait à lui que parle l’analysant : à cette place de l’adresse, qu’il soutient, il découvre, pris à parti, qui la mère, qui le frère, qui la sœur, qui le père lui-même et se trouve dans la position de devoir s’analyser en ceux-là que fait apparaître l’analysant (voir plus bas, mention du transfert).
Plus tard ce sera sans doute avec la conviction de pouvoir leur offrir ce que l’analyse lui aura apporté que l’analysant devenu analyste invitera à son tour des patients à venir lui parler. Que lui a-t-elle apporté ? Faisons le compte : une prise en considération de soi-même comme d’un être auquel il a dû arriver quelque chose, des images de scènes qui affleurent, le tout aboutissant à un dédoublement réflexif qui commence à porter ses fruits à partir du moment où l’on est devenu le médecin de soi-même.
Ce qui, remarquons-le, aura mis fin à la répétition compulsive qui jusque-là occupait le terrain. C’est qu’à supposer que le galgal ait un objet, notre sujet, une fois qu’il l’aura identifié, se gardera bien, pour l’intérêt qu’il en retire, de l’abandonner à ses chiens.
Il y aurait donc à concevoir un genre de cercle vertueux qui règle la question que poursuivait le galgal.
Pour présenter cette belle mécanique autrement que par de longs discours, je propose une interview fictive du Pr Freud, l’inventeur bien connu de la psychanalyse. La scène se passe en 1905, alors qu’il vient de publier Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient.
« Professeur, pourriez-vous nous dire un mot de cet exercice spirituel d’un nouveau genre ?
- Il y a, au départ, la découverte d’une structure fondamentale de l’esprit.
- Une découverte qui n’a pas dix ans !
- En effet. Sa présentation a fait comme vous le savez l’objet de mes deux précédents ouvrages que sont La science des rêves et Psychopathologie de la vie quotidienne, publiés respectivement en 1900 et 1901. Eh bien, m’est apparu que cette structure n’était pas seulement responsable des phénomènes pathologiques ou assimilés que j’abordais dans ces deux livres, lorsqu’elle travaille dans le soliloque de la névrose, mais que réengagée dans un espace de parole réel, où les mots engagent qui les prononce, elle apportait un remède à bien des maux inhérents à notre vie sociale et culturelle. C’est le sujet de mon nouvel essai, qui décrit ses vertus sous l’éclairage du mot d’esprit. En bref, on n’a pas attendu que je découvre la structure pour y faire ses gammes.
- Cette structure paraît s’apparenter au pharmakon des anciens : un côté poison, un côté remède. A vous entendre votre psychanalyse serait sa remise en jeu dans la réalité que la cure réintroduit à la faveur de ce que vous appelez, si je ne me trompe, le transfert.
- Tout à fait. Bien sûr la structure était là, puisque c’est par l’étude de la pathologie que je l’ai découverte. Mais faute de conditions qui permettent son exercice réel, à travers une parole effectivement adressée, la structure tourne facilement au vice ».
S’il y a lieu de parler de cette structure comme d’un précieux recours, il faut dire aussi de son fruit qu’il se mérite. D’ailleurs on n’y vient pas sans y être poussé par quelque nécessité, dont nous donnent quelque idée les Damnés de l’Antiquité, les Sisyphe, Oknos et autres Tantale, épuisés de devoir affronter sans repos la tyrannie d’une compulsion qui ne peut conduire qu’à la répétition du même ratage. Encore cette structure a-t-elle ceci de particulier qu’elle n’opère que de façon très libre. Spirit ubi vult spirat : pour l’essentiel elle semble travailler de manière silencieuse. Mais une fois apparu son fruit mûrit comme une évidence prenant tout son sens d’avoir été négligée. Il vient opérer ce renversement, qu’on dirait copernicien, par quoi c’est ce qu’on cherchait qui nous aura trouvé là où on l’attendait le moins.
De cette structure, on attend qu’elle libère le sujet des obsessions dont il tentait en vain de se débarrasser et devant lesquelles, tel Ulysse face aux sirènes, il ne savait que s’enchaîner lui-même.
Or il y a bien quelque chose de cet ordre qui se produit au cours de la rencontre entre Menahem et Shmili. Ce qui démarrait comme une expédition clandestine en territoire occupé s’arrête net après la rencontre. Menahem, après une première offensive, doit battre en retraite. Il se replie au cimetière, où jadis il lui arrivait de se réfugier, et c’est alors qu’il remarque la silhouette de Shmili et qu’ils s’approchent l’un de l’autre. C’est qu’à Bnei Brak il n’y a guère que le cimetière pour qui veut goûter un peu de solitude.
Lorsqu’il apprend l’histoire de Shmili, si semblable à la sienne, Menahem s’en trouve aussitôt pénétré d’un sentiment de responsabilité. C’est dieu, disent-ils de leurs rencontres (ce pluriel annonçant d’autres rencontres à venir). Dieu : le plus stupéfiant des hasards, ou le nom qu’on donne à notre ignorance devant l’évidence, après qu’un décentrement ait ramené nos emportements à de plus justes proportions : quand le monde ne nous voit plus c’est à nous d’y reconnaître, dans le tableau qu’on se fait de lui, d’où ça nous regarde, ou pour paraphraser Poe d’y entendre battre le regard qui nous fait signe. La responsabilité est une notion qui, il faut le rappeler, se construit autour du regard porté « en arrière ». Elle a pris le sens de répondre de à la faveur d’un transfert de signification depuis respect, dans son sens étymologique de regarder en arrière, avoir l’œil sur, protéger : il s’agit du souci pour le laissé en arrière, de la préoccupation qu’on en a.
Sous l’œil de la caméra le spectateur assiste à la transformation de Menahem. En Shmili et ce qu’il y perçoit du reflet de sa propre histoire d’enfant violé, c’est l’enfant qu’il a été qui réclame son attention. Soudain il se voit exister dans ce monde dont il avait décroché. Dans cette situation le mode réflexif de la phrase prend un relief inattendu tandis que la complexité du dédoublement se résout en ses éléments fondamentaux : c’est à partir d’un autre dans lequel Menahem se reconnaît (l’autre en place de celui qu’il fut, le ramenant à ce par quoi il est passé lui) que se déploie l’horizon de sa responsabilité.
Voici Menahem devant la victime qu’il a été et dès lors les coordonnées changent : aujourd’hui est ce jour où se produit la rencontre avec hier. Comment qualifier ce qui se passe de Menahem à Shmili ? Si l’on parle d’empathie, il faudra ajouter qu’elle est du genre enrichi. En elle-même, l’empathie ne sous-entend rien de ce regarder en arrière qu’il y a dans respectus. Il n’y a pas le point reculé d’où un sujet se considère à travers le regard qu’il prête à celui qui se tient là devant lui – ce dernier n’en saurait-il rien lui-même. Rapport à soi à travers l’ancien réactualisé : où lui se trouve, tu as été, c’est là que tu te dois te revenir pour te rencontrer. Ce qui est typique de l’empathie est la communauté de sentiment : il souffre, je souffre de le voir ou de le savoir souffrir. La communauté de situation est autre chose, typique, elle, de l’identification. C’est d’une communauté de sort qu’il s’agit, rien n’empêchant de parler ici d’identification avec empathie. Ce que Shmili éveille chez Menahem est un intérêt qui le révèle à lui-même, à partir de quoi il porte sur son histoire un regard nouveau.
L’incitation vient alors de revisiter l’aphorisme de Freud là où c’était je dois advenir. Et je ne voudrais pas manquer l’occasion qui se présente de lui associer Proust, l’auteur de La Recherche : deux auteurs majeurs, contemporains l’un de l’autre et dont tout porte à croire qu’ils n’ont jamais rien su l’un de l’autre ! D’un bout à l’autre de La recherche la démarche de Proust est très exactement de tenter d’advenir là où j’ai manqué quand ça s’est passé, d’où la répétition. C’est la recherche du moment où je me suis perdu, où mes parents m’ont perdu qui mènera au temps relancé à partir du moment où la recherche aboutit. Alors on revisite, on est à nouveau chez soi, on y est même comme on n’y avait jamais été puisque dans l’actualité du moment on s’était manqué à soi-même, la signification du moment s’était dérobée au sujet qui du coup avait sombré (thème de la capitulation dans La recherche). On y retrouve intactes toutes les rêveries, l’imaginaire, toutes ces pensées de réparation et d’accomplissement différé qui avait foisonné depuis là-dessus. Nostalgie ? Ironie plutôt. Il y a d’ailleurs chez Proust ce petit plus que lorsqu’il parvient au « moment retrouvé » il s’entend signifier d’une part que depuis toujours la place était prise, et d’autre part que depuis lors le temps a passé de sorte que le présent avec lequel il renoue a pris bien des rides, au point d’en paraître grimaçant : c’est à la fin du roman le thème de l’étourdissant Bal de têtes.
Pour que la répétition cesse, il faut qu’on se soit rejoint soi-même, et c’est ce que permet l’identification dans la remémoration freudienne ou l’identification en acte qui s’offre à Menahem dans l’épopée de son retour. C’est une autre différence avec l’empathie à laquelle on peut prêter bien des vertus, mais qui n’offre rien de ces retrouvailles paradoxales avec « l’objet perdu ». Ce qui ne doit d’ailleurs pas surprendre quand on remarque qu’il est clairement impossible de se rejoindre dans le collectif – qui d’ailleurs, n’étant pas fait pour ça, ne promet rien de tel : dans le collectif on se dépasse, on s’accomplit, on se « réalise » mais fondamentalement on se fuit.
C’est M que Menahem reconnaît en Shmili : sa marque, le chiffre de sa propre destinée.
Dans une analyse, l’évidence initiale d’un tel chiffre fait défaut. Cependant que de manquer d’évidence, ce chiffre n’en est pas moins présent : car c’est fort d’en avoir repéré la trace dans sa propre analyse que l’analyste occupe aujourd’hui sa place.
C’est de la marque qu’il découvre chez Shmili que Menahem prend la sienne. Cette marque, constante à laquelle nul n’échappe, est bien souvent celle du père – et pour cause, dirait Freud. Si la répétition s’arrête c’est qu’il n’y a plus à rechercher l’identité, puisqu’elle est trouvée. La répétition était l’une des impasses de cette recherche. Il en est d’autres : l’infatuation de qui se croit unique ; le duel par lequel de deux il doit n’en rester qu’un. Or ici l’unité procède de trois : celui qui, cherchant l’unité, reconnaît sa marque chez un tiers qui aura donc rencontré le même sort que lui. Marque de fabrique, seul trait qui vaille, unique en son genre : c’est à le retrouver chez l’autre qu’on se reconnaît – ce qui laisse bien peu d’épaisseur au désir de reconnaissance qui hante les belles âmes. A ce ternaire, parce qu’il faut un témoin qui opine, comme dans le mot d’esprit, ajoutons même un quatrième en toile de fond, à savoir celui qui aura marqué – et bien qu’il soit de règle que le marqueur, déjà marqué, flanche à la marque.
Trace mémorielle de la rencontre avec la réalité sexuelle, stigmate d’une primo-infection comme on en garde de la varicelle : il y a, en d’autres termes, identité du patient qu’il fut à celui qu’il reçoit sous l’angle d’une marque traumatique en attente de son déchiffrement. Parlons de lecture dans ce sens que lui donne Lacan « qu'il y a, disons, dans un temps, un temps repérable, historiquement défini, un moment où quelque chose est là pour être lu, lu avec du langage quand il n’y a pas d’écriture encore ». Quel est ce langage qui le moment venu servira à lire « quand il n’y a pas d’écriture encore » ? l’écriture des situations au cours desquelles la réalité sexuelle aura déposé cette marque en attente d’être lue – l’analyse est une remise en scène.
Il n’y a pas que le moment Shmili dans le film. Il y a d’autres rencontres, il y a Yitsik, il y a Tsvika (mais Tsvika c’est encore le moment Shmili), sans oublier bien sûr l’extraordinaire ballade en carrosse avec Coccinelle, magnifique Miss trans Israël. Mais il y a surtout le moment Moti, rabbin sans l’être, symbole d’un renouveau communautaire magnétique aux charmes duquel Menahem paraît tout prêt, au terme de ce que le film nous présente de son parcours, de succomber : « ils ouvrent tellement ! »
Je suppose que la majorité des spectateurs aura décidé de voir les deux moments, Shmili et Moti, dans la continuité l’un de l’autre, le premier comme une étape vers le second, dans l’ordre du montage qui est aussi l’ordre chronologique. Or c’est bien d’un choix qu’il s’agit ici, de savoir si l’on distingue la différence en faisant cas des oppositions entre les deux moments, ou bien si l’on choisit de n’y voir que continuité, parcours d’un seul et même tenant. Il y a le cheminement Shmili, école de la responsabilité, et puis il y a la voie Moti, qui conduit en haut de la montagne qui surplombe la ville, d’où retentit la voix exaltée et chantante de l’alliance retrouvée, Moti dont la flamme ne craint pas le bain glacé du miqvé au tombeau de Joseph : Moti bâtisseur, avec ses frères, de la nouvelle synagogue … Avec le moment Moti qui occupe toute la fin du film, culminant avec les fêtes d’inauguration de la nouvelle synagogue on est au-delà du happy end : s’y confondent, qui nous subjuguent, la réconciliation de Menahem avec les siens et la rédemption de la cité. Yolande Zauberman elle-même ne s’est-elle pas posé de question lorsque lui est venue cette phrase de Kafka disant qu’on ne vit pas parmi les siens sans couteau, pour les défendre mais aussi pour s’en défendre ?
L’analogie avec l’Odyssée n’a plus lieu d’être, Bnei Brak, libéré avant même que Menahem n’y pénètre, n’est pas Ithaque sous le joug des prétendants, menaçant Pénélope. En revanche une autre analogie se dessine : il est d’autres récits fameux de retour, dont celui d’Œdipe à Thèbes n’est pas le moins considérable. A la différence d’Ulysse et de Menahem, Œdipe ne sait pas qu’il revient, ayant oublié que c’est de là qu’il était parti. Mais la différence entre ces deux derniers n’est pas si grande, le lieu étant une chose, ce qu’on y trouve autre chose. En un lieu inconnu on peut fort bien retrouver du connu, et en un lieu qu’on pense connaître se laisser surprendre par ce qu’on y avait laissé et qu’on ne reconnaît pas. Dans l’un et l’autre cas c’est l’Unheimlichkeit dont Freud fit notion, traduite comme inquiétante étrangeté quand ce serait plutôt d’inquiétante familiarité qu’il s’agit.
On sait bien depuis Lévi-Strauss que la mythologie joue des transpositions, en voici une autre : qui reconnaîtrait, dans la somptueuse Coccinelle, la Sphinge qu’Œdipe rencontre aux portes de Thèbes ? d’autant plus que derrière son ironie toute socratique, c’est Tirésias qu’il faut entendre, le devin qui, dans la tragédie vient à la fin. Ainsi entend-on Coccinelle répondre, à Menahem qui lui dit « je ne vais pas te mentir, je cherche toujours l’amour de mon père, et ma mère ne me touchait pas » : « c’est ça que tu aimes chez nous : il y a des mecs qui cherchent à retrouver leur mère mais chez les trans il y a le père et la mère ».
C’est inaugural, posé dès les premières minutes du film dont l’écriture est ici très précise : c’est en écho de cette ouverture sur « l’amour de mon père » que tout le film va se dérouler. Or l’écho change du tout au tout entre les deux moments du film.
Premier pas vers le désamorçage de la hantise de l’amour du père, tel qu’il s’était transposé au violeur Moshé qui était « comme mon père, comme mon ami, mon violeur était comme un père, à la yeshiva il me donnait tout, comme un père, j’ai été son esclave pendant tant d’années … c’est de la folie ! » il y eut, au moment Shmili, cet aveu de Menahem : « et alors tu devenais comme son époux sans le savoir ». En rencontrant Shmili il est enfin donné à Menahem de penser ce qui lui est arrivé, de commencer à s’en détacher, il se décale, il se réveille. Ici il est encore Ulysse qui, abordant la nuit à Ithaque, est reconnu par son chien. Mais tout paraît se brouiller à nouveau au moment Moti. S’il se rapproche d’abord d’Œdipe lorsqu’accueilli en vainqueur du galgal, Moti l’associe aux fêtes de l’inauguration de la yeshiva nouvelle, c’est pour finir en Cendrillon rattrapée par ses rêves tenaces d’épousailles célestes – du temps de Sophocle on n’était pas encore très familier avec le semblant. C’est en effet de quoi on perçoit d’incontestables accents au grand final de la fête donnée pour l’inauguration de la yeshiva nouvelle. Cendrillon n’est ni Ulysse ni Œdipe, elle n’a de pays que ses rêves où elle retourne tout obstacle aboli. Tout ? pas tout à fait … sous les traits ébahis, les yeux écarquillés, le regard se perdant dans le vague, n’aperçoit-on pas la pointe d’angoisse lorsque d’une mémoire à nouveau étrangère lui parvient le lointain rappel, comme à Cendrillon, au bal ? M comme Cendrillon tout d’un coup rappelée du temps qui passe au temps passé. Il n’y a que Bettelheim pour ne pas remarquer l’attaque de panique qui saisit l’héroïne aux douze coups de minuit. « C'est que j’avais peur que les autres me voient comme je vois les autres, j’avais si peur de moi », chante un poète.
Non seulement les moments Moti et Shmili ne vont pas dans le même sens, mais c’est au risque pour le second (Moti) de tout annuler du premier. Comme deux logiques qu’on voudrait voir converger et qui pourtant s’opposent irréductiblement.
Et voilà qu’une question fait surface (certainement pour ça qu’on parle de question de fond).
À suivre la logique singulière du moment Shmili on sait qu’on devra composer avec la logique collective, mais à s’engouffrer dans la logique collective, à réenfiler le même habit rapiécé on ne sait même pas à quoi on sacrifiera la responsabilité si fraîchement découverte – la seule certitude étant qu’on devra la trahir pour les besoins de l’imaginaire collectif, pour bientôt devoir renouer avec la honte, triste stigmate de l’épreuve redevenue interdite dans sa valeur irremplaçable d’expérience fondatrice du sujet. Comme si la leçon n’avait pas porté qu’en matière de retour il n’y avait rien d’autre à attendre que le rapport au monde retrouvé sous l’angle de la responsabilité. Deux logiques qui font dilemme.
De quoi s’agit-il dans la crainte de Cendrillon de se voir démasquée comme une souillon sinon de la part, a priori colossale, que les séductions précoces – forcément précoces ! – prennent au développement du sentiment de culpabilité ? Voilà ce que l’expression d’après-coup dont on use dans la langue française paraît faite exprès pour souligner. Ce qui se remarque nettement dans le moment Shmili, c’est le caractère problématique de la honte que le séduit a de sa séduction : cette honte comme une injonction qui le prend de court, un empiètement sur son intimité à travers une condamnation hâtive et hypocrite. N’est-ce pas dans ce registre que vient s’inscrire la question du père de Menahem : « pourquoi les as-tu laissés te toucher ? » Voilà bien une parole de surmoi, qui feint d’ignorer que nul, du fait de la prématuration propre à son humanité même, n’échappe à la séduction – d’où la pertinence de la question galgal.
La honte, c’est sans doute le séducteur qui l’impose au séduit mais c’est aussi le séduit qui en fait le gardien de son ignorance. Elle est une condition du galgal, et certainement pas de sa liquidation. Elle a son démon très redoutable, connu sous le nom de perversité à qui l’on doit tant de passages à l’acte typiquement galgaliens.
Nul ne vit dans ce bocal qu’on appelle monde sans avoir à donner voix au chapitre à la réclamation qui l’habite de s’y considérer lui-même, sujet de ses actes. À supposer parcouru le chemin qui va de l’enfance à la maturité sociale accomplie, c’est alors que la particularité élèvera sa revendication sous la forme d’une contrainte pulsionnelle qui donne son socle à l’automatisme de répétition. Cette réclamation, absolument incontournable, s’impose comme l’un des objets électifs de la psychanalyse. La liste des manifestations qu’alimente la compulsion s’égale à celle de toute la psychopathologie, névroses et psychoses, inhibitions, symptômes, angoisse, dépressions. Ce n’est que dans la structure de responsabilité plus haut évoquée que la compulsion trouve son point d’équilibre par l’accès qu’elle donne à l’objet qui n’a pas de prix, cet objet surgi à la rencontre traumatique avec le réel sexuel, comme le photon au saut quantique. Objet que par sa destinée d’homme et de femme chacun trouve sur sa route, qui lui sera confié comme cette responsabilité qui aura jailli de son expérience la plus personnelle, celle de la cassure qui fait brèche, porte enfin ouverte sur la vie vraie, la seule épouse qui vaille, la seule qu’on puisse chérir.
Merci à Yolande Zauberman de nous rappeler avec Kafka aux complexités frontalières promises à qui choisit de « vivre parmi les siens » et qui font tout le sel de notre humaine condition.